Cet ensemble de reliefs de la Corse méridionale compte deux hauts lieux paysagers : le plateau du Cuscionu et les aiguilles de Bavella (ou d’Asinao). Deux sites qui dans leur absolue singularité, illustrent la richesse exceptionnelle des formes et des ambiances de la montagne insulaire. En rabotant les montagnes, l’érosion glaciaire a créé sur le Cuscionu un paysage de haut plateau unique en Corse. Cette vaste étendue de landes, de pelouses et de roche nue, qui s’élève à une altitude moyenne de 1500 mètres, est rythmée par de longues ondulations du relief, protégeant des vallons humides où se sont formées des pozzines (1).
Quelques promontoires chaotiques, s’élevant jusqu’à 200 mètres au-dessus du plateau (Castellu d’Ornucciu, Punta di Tozzarella…), et d’innombrables amoncellements de boules de granite contribuent également à animer le paysage. Les crêtes et sommets qui surélèvent les bords du Cuscionu atteignent 1700 mètres à l’ouest et jusqu’à 2134 mètres au Monte Incudine – l’Alcudina, l’« enclume » (2,3-la partie nord du plateau du Cuscionu s’élève doucement jusqu’au Monte Incudine ; ce dernier, bien que point culminant du sud de la Corse, est à peine marqué dans le paysage ; et derrière les chaos granitiques émergent en second plan les pointes déchiquetées des aiguilles de Bavella (Asinao)).
Cette structure du bassin versant explique sa richesse hydrographique : les eaux s’écoulant depuis la périphérie forment une multitude de ruisseaux qui arrosent le plateau, avant de s’échapper vers le nord (pour rejoindre le Travu), le nord-ouest (où ils alimenteront le Taravu) ou le sud (en allant grossir les eaux du Rizzanese). On ne saurait non plus compter les sources qui jaillissent au cœur même du Cuscionu. Cette omniprésence de l’eau explique l’aspect verdoyant du paysage, malgré l’extension de la végétation sèche de type steppique (4).
L’originalité du site tient aussi à la diversité de ses milieux naturels. Différents écosystèmes y coexistent sans perdre leur caractère propre : les forêts et bosquets de hêtres dans la partie nord du plateau (5) ; l’aulnaie odorante ponctuée de bouquets d’érables dans les zones les plus fraîches ; et aux creux des vallons, les pelouses humides et tourbeuses des pozzines – les plus vastes de l’île –, avec leur chevelu de cours d’eau peuplés de truites et de batraciens endémiques, qui contrastent avec les fruticées naines, d’apparence semi-désertique, dominant dans la partie sud du Cuscionu (6,7).
Il en résulte une grande diversité d’ambiances paysagères qui se côtoient, se répondent visuellement ou se mélangent. Pour peu que la lumière s’y prête, en fin de journée ou les jours de brouillard, et ce décor de landes et de chaos granitiques se transforme en une steppe onirique que l’imaginaire peuple de châteaux en ruines et de créatures pétrifiées. Dès la fin de l’été, les pelouses d’altitude commencent à jaunir et avec l’arrivée de l’automne l’oasis verdoyant se transforme en steppe froide (8,9).
La sauvegarde de ces paysages d’exception constitue un enjeu majeur. Malgré l’altitude et l’isolement géographique, le Cuscionu a subi la pression multiséculaire de l’agropastoralisme. Hier région d’élevage ovin et caprin, elle accueille aujourd’hui des porcins qui y transhument en nombre dès le mois de juin, et des bovins y pâturent. Au sud du plateau, les brûlis répétés, accentuant l’érosion des sols, ont fragilisé la maigre couche de végétation qui laisse apparaître çà et là le substrat rocheux sous forme de boules, de dalles polies ou d’arènes granitiques. Dans ce secteur des essais de plantations d’espèces arborées (majoritairement des essences non présentes en corse naturellement) en vue d’une valorisation forestière se sont soldées par un échec, et les traces de ces plantations trop rectilignes marquent encore les paysages. Les pelouses humides et les pozzines souffrent du piétinement et du fouissage des animaux qui détruisent la couche de végétation herbacée. De même, la hêtraie vieillissante au nord du plateau a beaucoup de mal à se régénérer sous la forte pression du pâturage. D’une manière générale, dans ces espaces ouverts il convient de bien évaluer les impacts des aménagements agropastoraux ou autres, et d’éviter toute banalisation des milieux en soignant les interventions. Tranchant avec la relative douceur et les molles ondulations du plateau, se détachant d’une haute crête de granite rouge, se dressent à l’est les trois aiguilles de Bavella – Acellu, Ariettu, a Vacca –, dites aussi « cornes d’Asinao ». Bien que d’une altitude relativement modeste (1611 mètres au point le plus haut), ces pics effilés, tout en verticalité vertigineuse, s’élancent vers le ciel comme pour le déchirer (10).
Entre les falaises de roche dure d’étroits et profonds ravins ouvrent des abîmes non moins vertigineux. Des pins laricio séculaires s’accrochent aux murailles de cette forteresse minérale où seuls les mouflons se meuvent à leur guise. Ces montagnes somptueuses, l’une des merveilles de la Corse, savent elles aussi jouer avec les brumes ou les changements de lumière pour offrir un kaléidoscope de couleurs et d’ambiances : sous les rayons obliques du soleil couchant, les rouges virent à l’ocre ou à l’indigo, les ombres devenues plus denses donnent aux rochers des formes insolites, tandis que les silhouettes des pins s’animent sur les falaises. Le site de Bavella est protégé par son classement au titre de la loi de 1930 ; il ne coure en fait guère de dangers, hormis le risque de feu et celui d’une surfréquentation touristique. Mais les voies de pénétration sont peu nombreuses. Au sud, entre les aiguilles et les crêtes de Calanca Murata, le Col de Bavella (1218 m), franchi par la D268, débouche sur le vallon boisé du ruisseau de Renaju puis du ravin de l’Ospedale. En montant vers le col, la sensation n’est pas celle d’une ouverture du paysage : sur les deux rives de la route les futaies rectilignes de larici ferment les perspectives, et lorsqu’une clairière entrouvre cet univers végétal, le regard reste « cerné » par le proche horizon minéral, le cercle majestueux des aiguilles, falaises et dalles rocheuses (11,12).
Les vallées d’Asinao, de la Luvana et de Tova s’insinuent entre ces deux entités fortes, antagonistes et complémentaires à la fois, que sont le plateau du Cuscionu et les aiguilles de Bavella. Ces vallées sauvages, profondément encaissées, descendent de part et d’autre de la ligne de crêtes et de séparation des eaux qui relie le Monte Incudine à la Punta Tintennaja (2018 m), la Bocca d’Asinao (1675 m) et la Punta Muvrareccia (1899 m). Celles de Luvana et de Tova, orientées vers le nord-est, sont très boisées et peu fréquentées car sans accès routier, sauf dans la partie basse à l’aval de la confluence avec le Travu : le petit village isolé de Chisa est relié à la plaine orientale par la D645 qui suit la vallée mitoyenne du Travu, un cours d’eau formant dans ce secteur des gorges propices aux activités de canyoning (13). La vallée d’Asinao, de son côté, s’écoule vers le sud et l’Alta Rocca ; moins densément boisée du fait de son exposition, elle est également plus fréquentée car desservie par le GR20 et des pistes forestières (14-La vallée d’Asinao, entre le plateau et les aiguilles, vus depuis l’ensemble de l’Alta Rocca au sud).