Au nord-ouest de l’île, entre Balagne et Cap Corse, la côte s’arrondit : cette convexité correspond au massif littoral de l’Agriate, immense croupe de granite et de maquis qui s’avance dans la Méditerranée, dans le prolongement des reliefs du Tenda. Bien qu’il s’ouvre largement sur la mer, et qu’il s’étage du niveau des plages jusqu’à près de 500 mètres d’altitude – 479 m à la Cima d’Ifana, point le plus haut –, l’ensemble n’a pas la forme d’un amphithéâtre de montagnes incliné vers le rivage, comme le Nebbiu voisin. Sa géomorphologie complexe et tourmentée imbrique vallées étroites et plateaux ouverts, chaos rocheux et crêtes acérées, sommets émoussés et cimes déchiquetées (1-Vue du massif depuis les crêtes du Cap Corse).
Le versant oriental, culminant au Monte Revincu (356 m), domine les paysages du Nebbiu et du golfe de Saint-Florent, auxquels il participe pleinement. A l’ouest, une ligne de crêtes descendant du Monte Astu sépare l’Agriate du bassin et de l’embouchure de l’Ostriconi. Le temps semble s’arrêter lorsque l’on entre dans ce vaste territoire presque inhabité. Aucune route goudronnée n’y pénètre. Sur le flanc sud, la sinueuse RD81 qui relie Saint Florent à l’Île Rousse borde la région davantage qu’elle ne la traverse. Seules voies d’accès à l’intérieur du massif : de mauvaises pistes dont les ornières et la poussière découragent la plupart des automobilistes, ou bien le sentier du littoral, aménagé sur toute la longueur de la façade maritime pour la randonnée pédestre. Il en résulte un paysage naturel d’une épaisseur exceptionnelle en bord de mer à si grande échelle. L’Agriate ne se livre pas, ne se laisse pas parcourir ni lire facilement. Comme dans la haute montagne, il faut s’y engager, et prendre peut-être le risque de s’y perdre, pour qu’il dévoile sa géographie secrète (2).
S’agit-il pour autant d’un « désert » ? Les cartes géographiques et les guides touristiques en mal d’exotisme ont officialisé ce toponyme inventé par des voyageurs anglais de la Belle époque. Le qualificatif est trompeur. Il existe bien quelques dunes à l’arrière des plages. Mais pour le reste, l’Agriate n’évoque en rien le Sahara. On y trouve de vastes étendues de maquis dense, où dominent oliviers sauvages, lentisques, arbousiers et bruyères sur les sols les plus riches, et les cistes dans les secteurs les plus rocheux (3).
On peut aussi y découvrir une forêt de pins d’Alep unique en Corse, des peuplements de chênes verts au creux des vallons, des prairies pâturées sur les replats, et des espaces cultivés dans les plaines en aval de Casta – seul hameau habité de façon permanente. Des rivières intermittentes y ont creusé leurs lits qu’ombragent des ripisylves (aulnes, saules, peupliers) apportant de surprenantes touches de fraîcheur. Près du rivage, ces cours d’eau alimentent des zones humides où se sont développés de précieux écosystèmes. Cette diversité récuse le singulier : l’Agriate (plutôt que « les Agriate » ou « les Agriates »), nom féminin pluriel en langue corse, traduit bien le caractère composite de ce territoire au sein duquel on peut néanmoins distinguer deux grands sous-ensembles. Entre la plage de l’Ostriconi, à l’ouest, et celle de Fornali à l’est, la frange littorale comprise entre la mer et les premières crêtes s’ouvre sur une côte rocheuse sauvage. Ce rivage découpé et abrupt, tapissé par endroits de placages dunaires fossilisés, s’abaisse épisodiquement pour laisser place à de petites criques (4).
A l’embouchure des rivières les dépôts sédimentaires ont donné naissance à de belles plages de sable fin (Lotu, Saleccia, Trave, Ghignu), protégeant des marais d’eau douce et de petits étangs lagunaires. Le sentier du littoral, qui suit sur 37 km les détours de la côte sans croiser une construction récente, est la meilleure façon de découvrir ces paysages qui paraissent intacts comme au premier matin du monde (5).
Les ambiances de l’Agriate intérieur sont plus rudes, et sans doute plus impressionnantes. Le « squelette de la terre » est ici souvent mis à nu, sous la forme de spectaculaires chaos de granite d’où émergent des sommets isolés (inselbergs) sculptés par l’érosion (6).
Dans d’autres secteurs, ce sont au contraire les vagues du maquis qui submergent les reliefs, dont l’on devine les mouvements plutôt qu’on ne les voit. Quelques dépressions – plateau de Teti et plaine de Saleccia au nord de Casta, vallées du Liscu et de Terricie-Tettu à l’ouest du massif… – maintiennent des espaces ouverts au cœur du labyrinthe minéral que surplombe la pyramide du Monte Jenuva (421 m), pivot et emblème de l’Agriate. La RD81 (le « balcon de l’Agriate »), offre sur 36 km des vues saisissantes sur ces paysages, avec par temps clair la mer et le Cap corse en fond de décor. Ni le sol, ni le climat ne vouaient à l’abandon un territoire dont le nom évoque l’agriculture et la fertilité (Agriate vient du latin ager, « champ cultivé »). La région a été habitée dès le néolithique. A l’époque génoise on y pratiquait l’élevage et la culture des céréales, de la vigne et de l’olivier. C’est avec la déprise rurale du début du XXe siècle que ces terres, travaillées par des générations de paysans venus des régions limitrophes (Giussani, Ascu, Nebbiu, Cap Corse), ont perdu leur valeur agricole. Outre un peu d’élevage, il reste aujourd’hui quelques exploitations dans les plaines de Casta-Teti (vignes, vergers, oliveraies) et de Saleccia (prairies, luzernières). Il subsiste aussi, sur les reliefs (Monte Jenuva, Monte Revincu), en bord de mer (Ghignu, Mortella…) ou dans les replis de l’intérieur (Chiosu, Ifana, Terriccie…), d’innombrables et émouvants vestiges de cette présence humaine remontant à la préhistoire. Les collectivités locales ont choisi de mettre définitivement à l’abri ce haut lieu de mémoire et de nature, tout en l’ouvrant au public : plus de 5500 hectares au nord de la RD81, incluant l’intégralité de la bande côtière, ont été acquis par le Conservatoire du littoral et inscrits au titre de la loi de 1930 ; ce territoire protégé s’adosse à 5500 autres hectares de terrains communaux, pour former le plus vaste espace naturel littoral en France.