Entre le cours de l’Alesani (limite nord de l’ensemble) et l’embouchure du Travu (limite sud), se déploie la grande plaine alluviale de la Corse. L’accumulation des sédiments fluviaux et marins a repoussé la ligne de côte à distance de la grande muraille montagneuse : la piaghja, l’espace des basses terres littorales, dépasse douze kilomètres de largeur au droit d’Aleria. Ces plaines – leur diversité impose le pluriel –sont encadrées au nord et au sud par les contreforts de la Castagniccia et des montagnes du Fium’Orbu, qui s’avancent presque au contact de la mer. A l’ouest elles s’appuient sur les versants des vallées d’Alesani, de la Bravona, du Tavignanu et du Fium’Orbu (1-2).
Alors qu’au nord du Tavignanu un ensemble de collines atténue quelque peu le contraste avec la montagne, au sud s’ouvrent de véritables plaines où ce contraste au contraire s’accentue. Néanmoins les paysages naturels s’y construisent à peu près de la même façon. Les vallées descendent fortement vers la mer, jusqu’à un verrou rocheux qu’elles franchissent pour basculer sur la frange littorale. La rupture de pente est franche entre les versants et la plaine, sauf aux débouchés des fleuves ou des rivières, évasés et aplanis par l’érosion. Partout ailleurs on passe assez brutalement de dénivelés prononcés à des reliefs peu élevés et doucement vallonnés, qui s’abaissent doucement vers la côte en dessinant d’amples ondulations (3-4).
Les lits encaissés des cours d’eau, quelques buttes hautes parfois d’une centaine de mètres animent les paysages (5-Le phare d’Alistro, sur une éminence en retrait de la côte).
Le littoral baigné par la mer Tyrrhénienne déroule sur une cinquantaine de kilomètres un cordon de sable continu, seulement interrompu par les embouchures des fleuves et les graus des étangs aux eaux plus ou moins saumâtres qui font communiquer les mondes terrestre et maritime (6).
Depuis ce bord de mer le point de vue est unique sur les sommets de la grande barrière de montagnes, qui s’élèvent en toile de fond derrière les crêtes des premiers massifs. Suivant les heures de la journée, le tableau offre un spectacle qui s’anime de détails perceptibles ou s’approfondit en plans successifs. Malgré l’éloignement, ou peut-être grâce à ce recul rarement donné en Corse, les hautes montagnes du centre de l’île appartiennent entièrement au paysage de la plaine. Ce lien visuel réactive la mémoire de la communauté d’intérêt qui rattachait ces régions l’une à l’autre, lorsque les transhumances des éleveurs et de leurs troupeaux entretenaient une relation fonctionnelle entre plages et alpages (7-Au premier plan, l’écrin végétal protecteur de l’étang de Diana, devant les espaces cultivés et la toile de fond les montagnes).
En arrière des grandes lagunes (Diana, Urbinu, Palu) dont les noms évoquent l’histoire ancienne de la Corse, les plaines sont cultivées jusqu’aux premières pentes où s’accrochent les villages sentinelles. Cœur économique et politique de l’île sous les Romains, désertées aux temps des pirates et du paludisme, les basses terres sont redevenues aujourd’hui la région agricole la plus prospère. « … Et la plaine d’Aléria nous souffle sa lourde haleine… La fièvre ! La fièvre tierce ! Elle vibre dans un air ardent, elle pèse sur les eaux placides des étangs de Gradugine, d’Urbino, de Siglione, Del Sale … » Cette fièvre des marais qui terrifiait Lorenzi de Bradi lors de son voyage entre Bonifacio et Bastia, c’est bien sûr la malaria qui régnait « en sombre despote sur le littoral du levant » et a mis en échec pendant des siècles les tentatives de mise en valeur des terres très fertiles mais insalubres de la côte orientale. Au début du XXe siècle encore, l’espérance de vie ne dépassait pas vingt-cinq ans aux alentours d’Aleria ou Ghisonaccia. Il a fallu attendre les épandages massifs de DDT opérés par l’armée de l’air américaine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour éradiquer les moustiques vecteurs du paludisme, et assainir les zones humides sans trop d’égard pour l’équilibre des milieux naturels.
Drainées et irriguées, ces terres sont désormais mises en valeur par une agriculture intensive qui maintient ouverts les paysages. Agrumes, maraîchage, vergers, prairies et cultures fourragères, vignes composent une mosaïque variée, dont le parcellaire géométrique est rehaussé par les haies d’arbres brise-vent et les courbes sinueuses des ripisylves. Frênes et peupliers le long des cours d’eau, bosquets de chênes verts ou de chênes lièges, roselières et aulnaies sur les sols marécageux, forêts de pins et plantations d’eucalyptus apportent leurs touches de couleurs et créent une diversité d’ambiances végétales qui tranche avec l’uniformité du maquis des versants. La vocation agricole se traduit également par la présence de retenues d’eau destinées à l’irrigation (barrage de Peri, réservoirs de Teppe Rosse et d’Alzitone), participant à la variété des paysages (8-9).
En même temps qu’à l’agriculture, les plaines orientales se sont ouvertes au tourisme balnéaire et à une urbanisation parfois incontrôlée. Cette partie du littoral n’a pas le prestige du Cap Corse ou du golfe de Porto, ni l’aura des plages de sable fin de la Corse du sud. Mais il y a de la place, l’absence de contraintes topographiques facilite les implantations, le bord de mer est d’accès facile et il attire un nombre croissant d’estivants ou de résidents sensibles au charme fellinien de l’interminable lido. Rançon de ce succès : la côte est en partie dénaturée par les villas, les villages de vacances et les campings « pieds dans l’eau » ; les aménagements portuaires ou touristiques accélèrent l’érosion des plages. Néanmoins de grands espaces naturels ont été mis à l’abri autour des étangs et sur les dunes et forêts d’arrière-plage.
Plus problématique apparaît l’urbanisation qui se développe en retrait du rivage. Bien moins dense et continue qu’au nord de la côte orientale (Marana, Casinca, Costa Verde), elle n’en contribue pas moins à une banalisation des paysages, du fait d’une architecture de qualité souvent médiocre et d’une occupation de l’espace peu contrôlée. Lotissements et zones d’activités s’étendent surtout autour des agglomérations – Aleria, Ghisonaccia, Solenzara – et, sur un mode plus linéaire et discontinu, le long de la RN198 qui traverse l’ensemble sur toute sa longueur. Cette urbanisation récente s’étire également dans l’axe des routes départementales perpendiculaires aux rivages (RD17, RD344, RD244…). Comme le souligne le Diagnostic paysager réalisé en 2003 pour la Haute-Corse, la plaine présente « une grande fragilité car elle se prête à toutes les mutations. Si la grande mutation de l’agriculture a été positive, contribuant à enrichir la palette des paysages corses par la création d’ambiances à forte personnalité, le pire est à craindre d’une urbanisation sans contraintes, à l’œuvre un peu partout (…) La plaine ne se défend pas naturellement (sauf dans les zones inondables) et son paysage est donc très vulnérable ».